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ARGUMENT

Destins du génie au XIXe siècle

« L’homme de génie est celui dont l’âme plus étendue frappée par les sensations de tous les êtres, intéressée à tout ce qui est dans la nature, ne reçoit pas une idée qu’elle n’éveille un sentiment, tout l’anime & tout s’y conserve. » C’est par cette définition préromantique d'un génie lié à la sensibilité, l’imagination et les passions, que l’Encyclopédie institue la notion en France. On connaît le bouleversement que cette conception introduit dans la représentation du processus créateur et le succès qu’il rencontre aussitôt chez les romantiques allemands (Novalis, Schlegel, Goethe) : le culte du génie est en marche et participe, jusqu’au premier tiers du XIXe siècle, d’une cristallisation bien connue du mythe romantique chez les écrivains et artistes français et allemands.

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On s’est moins intéressé, en revanche, à l’évolution de la notion de génie à l’ère du positivisme, et à ses diverses réévaluations à l’aune des sciences émergentes. Dès la fin du XVIIIe siècle, la craniologie porte à l’étude la « triade » décrite par Michael Hagner (cf. Des cerveaux de génie) : génie, criminalité, maladie mentale. Le déploiement de l’étude du crâne et du cerveau, avec entre autres la phrénologie de Gall, tendent à poser le génie comme naturel en le réduisant à des causes physiologiques. En anatomie, en médecine, en anthropologie, il entre non seulement dans l'ordre de l'expérimentable, de cet intérieur humain rendu visible par la science moderne, mais il se construit surtout autour de la dialectique du normal et du pathologique. Le génie pris comme anomalie entre dans ces « aberrations de la nature » telles que les décrivait déjà Blumenbach. C’est donc un génie « pathologique » qui s’impose nettement à partir des années 1860 dans les sciences de l’homme. On pourrait citer, parmi les ouvrages les plus influents de l’époque, La Psychologie morbide de Moreau de Tours qui fait du génie une névrose et L’Homme de génie de Lombroso qui va jusqu’à le qualifier de folie ; ou encore les travaux du Docteur Morel, prolongés par Max Nordau, qui traitent du génie comme dégénérescence.

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Récupérée par les sciences, la notion de génie alimente ainsi, jusqu’à la fin du siècle, un débat interdisciplinaire qui s’intéresse aux sources du processus créateur à rebours du mythe construit par les romantiques : innéité ou hérédité, déterminisme ou « accident heureux », inconscience ou volonté du génie sont interrogés. En philosophie, le destin de la notion semble lié à la rupture que Kant introduit en naturalisant le génie dans sa Critique de la faculté de juger. Progressivement, l’être d’exception des romantiques devient un monstre au statut d’autant plus ambigu que, « monstrum per excessum », il apparaît comme le symétrique de ce « monstrum per defectum » qu’est selon Schopenhauer le « barbare sans cervelle ». De la naturalisation à la physiologisation s’opère alors un glissement décisif qui favorisera, comme ce sera le cas chez Nietzsche à partir de 1876, le tournant positiviste de déconstruction du mythe de la subjectivité. Il n’en demeure pas moins que la nature semble s’être donné un bien étrange projet, un telos paradoxal, en détachant plus que les autres, comme l’observait Bergson, certaines âmes de la vie.

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Au cœur de cette réévaluation de nature scientifique, il s’agit plus particulièrement de revenir sur la façon dont la notion de génie passe d’une sphère esthétique à une autre épistémologique. Car examiner le génie revient aussi, dans le domaine littéraire, à établir de nouveaux critères a priori objectifs sur lesquels faire reposer l’élaboration de canons littéraires et estimer la valeur des œuvres. Les auteurs et artistes participent eux-mêmes à cette étude du génie en se prêtant à l’observation scientifique : on connaît, notamment, l’exemple de Zola qui se soumet pendant un an aux multiples tests anthropométriques, physiologiques et psychologiques du Docteur Toulouse en réponse aux théories de Nordau. La critique littéraire, quant à elle, s’empare de la question. Entre démystification et redéfinitions, elle fait du génie le point de rencontre entre la nouvelle connaissance de l’homme et l’analyse critique. Par son prisme, les auteurs peuvent être classés, la littérature ordonnée, et l’homme affirmé en tant que maître créateur ; la littérature, en somme, peut gagner son autonomie. Enfin, la réévaluation du génie en littérature vient aussi répondre à des enjeux nationalistes, en cherchant à établir les grandes caractéristiques d'un génie français à opposer aux nations rivales telles que l’Allemagne. De la sorte, la notion renoue avec son acception première, qui l’attachait au temps de Malherbe aux traits propres à une nation ou à une langue.

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